Emma Dante, l’indignée de Palerme

LE MONDE | 19.01.07 | 18h35  o  Mis à jour le 19.01.07 | 18h35

La cigarette blonde qui pirouette sans fin entre ses doigts aux ongles rognés révèle ce que cache la douceur du sourire, du regard et de la voix. Emma Dante est un bouillonnement intérieur, une femme-volcan qui rumine ses colères et ses indignations avant de les jeter à la figure du monde. Elle le reconnaît dans un de ces brefs éclats de rire censés alléger la gravité des mots. “Ma manière est agressive, mais très réfléchie.”
URS
Chaque spectacle de cette auteure et metteuse en scène italienne est comme une éruption : beau et violent, coloré et dangereux. Le dernier, Cani di bancata (approximativement “chiens de rue”, une insulte pour les Siciliens), qu’elle présente à la Maison des arts de Créteil, du 25 au 27 janvier, a secoué le festival RomaEuropa à l’automne 2006.

Ce portrait cru de la Mafia clôt pour Emma Dante un cycle de sept ans d’écriture commencé en 2000 par la pièce qui l’a révélée, M’Palermu, premier volet d’une trilogie sur sa ville natale. Le théâtre de cette
Sicilienne de 39 ans parle de femmes, de mères, de familles, et toujours de Palerme. “C’est une ville en agonie permanente, elle est mourante mais elle ne meurt jamais. Comme tous les Palermitains, j’ai un rapport conflictuel mais très fort avec elle. C’est un grand musée où la culture côtoie l’ignorance, où le beau et le laid, la richesse et la misère s’entremêlent, comme au théâtre. Palerme est le théâtre.”

C’est pour l’amour du théâtre qu’elle la quittera pourtant, à l’âge de 20 ans. La jeune fille n’a jamais connu d’autre décor quand elle débarque, seule avec sa valise, à la gare Termini de Rome, pour entrer
à l’Accademia d’arte drammatica Silvio d’Amico, le Conservatoire de la capitale italienne. Elle s’amuse encore de sa naïveté. “J’avais l’impression d’arriver à New York, je cherchais les gratte-ciel.”

Diplômée en 1991, elle entame une honnête carrière sur les planches, joue la comédie pendant une dizaine d’années, puis sa flamme pour l’art dramatique vacille. Envie d’arrêter, déprime, crise de la trentaine, elle retourne à Palerme en 1999. “Ma mère était en train de mourir”, justifie-t-elle. Son frère, Dario, est mort accidentellement en 1995.

La voilà seule, n’ayant plus de rapports avec son père. Seule, mais chez elle, à Palerme, son cocon, son refuge. Elle y renouera avec son autre famille, le théâtre. Un petit contrat pour animer un atelier
théâtral lui révélera sa vraie nature. “Je me suis retrouvée dans le rôle de leader.” Très vite, avec quelques-uns de ses élèves, elle décide d'”écrire le théâtre”.

Elle fonde sa propre compagnie, Sud Costa Occidentale, dont le nom traduit une volonté de s’ancrer géographiquement et culturellement. “Le mot Sud me plaît et la côte (Costa) donne l’idée d’isolement.” Emma grimace au souvenir de son coup d’essai : “Très mauvais, laborieux, naïf, infantile.” Pour M’Palermu, en revanche, elle obtient en 2002 le prix Ubu, l’un des plus convoités de la Péninsule. “Cela raconte l’histoire de notre ville et de notre compagnie. L’histoire d’une famille retirée dans un lieu dont elle ne réussit pas à sortir.”

Les textes en dialecte sicilien auraient dû donner le dernier tour de clé à un art décidément cadenassé dans sa “sicilianité”. Par quelle magie sa force est-elle universellement ressentie, au point que les sept spectacles de Sud Costa Occidentale – une troupe de sept salariés aujourd’hui – tournent de l’Europe à l’Amérique du Sud ? A cause sans doute du thème abordé : la famille. “C’est une institution forte au Sud, mais partout c’est le lieu des secrets et aussi la prison où se nouent des relations viscérales et diaboliques”, estime la jeune femme.
A cause aussi de la démarche particulière de l’auteure : “Pour moi, le théâtre n’est pas un show, mais un échange intellectuel entre les acteurs et le public.” Emma Dante bâtit une oeuvre nourrie de symboles, visuelle, physique, dérangeante. C’est le cas de Cani di bancata, où une femme monstrueuse, Mamma Santissima, conduit et nourrit la meute frénétique de ses fils.

Cette représentation féminine de Cosa Nostra a dérangé. “Cette femme n’est pas le parrain, c’est la Mafia, s’emporte l’artiste. Le spectacle est une parabole ; qui veut comprendre comprend.” La Sicilienne est en colère “contre les Coppola et les Scorsese”, contre le cinéma et la littérature, qui, depuis des lustres, “ont donné une lecture erronée du monde mafieux” en l’identifiant au boss, toujours fascinant, voire séduisant. “Il n’y a aucune beauté dans cette tragédie qu’est la Mafia.” Dans les rues de Palerme, avoue Emma Dante, “la Mafia se respire”.

Mais elle réfute avec force le cliché du Sicilien mafieux. C’est “le comportement mafieux”, devenu la seconde nature de ses concitoyens, qu’elle regrette. Cette manière de concevoir la vie sociale comme un échange de faveurs, où le plus faible devient l’obligé de l’autre, l’exaspère : “Ce comportement fertilise le terrain dans lequel la Mafia peut s’enraciner toujours un peu plus.”

Longtemps, elle n’a vu chez les Palermitains que “ce sentiment de supériorité qui leur donne une noblesse décadente”. Puis il y a eu les attentats contre les juges Falcone et Borsellino. “Dans une ville en état de siège, j’ai eu la perception d’une situation de guerre. Cela a été un traumatisme car ma génération a été élevée dans une culture de paix. J’ai senti s’éveiller en moi une conscience civique très forte face à cette stupidité.”

La metteuse en scène ne craint pas de partager le sort de Roberto Saviano, l’écrivain napolitain qui vit sous escorte après avoir publié un pamphlet contre la Camorra à l’automne 2006. “Le théâtre fait moins
peur que la littérature. Et puis ces gens sont très forts, ils sont au-dessus de ça, ils se fichent d’être offensés.”

C’est par décision personnelle que l’étoile montante du théâtre transalpin a décidé de faire une pause – “peut-être deux ans” – après ces années d’intense créativité. Dans le jardin de sa petite maison de
Palerme – “d’où on voit un peu la mer” -, elle compte mener “une réflexion sur l’Eglise catholique” et aussi sur l’Italie, “un pays laïque géré par l’Eglise”.

L’énième cigarette, à peine allumée, a repris son ballet tandis qu’Emma Dante énumère avec passion les questions de société qui la hantent, de la recherche sur les embryons aux couples homosexuels. C’est certain, elle mettra ses indignations noir sur blanc. “Il est important de se scandaliser”, martèle la jeune femme. Pas sûr que la trêve tienne deux ans.

Jean-Jacques Bozonnet
Article paru dans l’édition du 20.01.07.

1967. Naissance à Palerme.

1987. Quitte la Sicile pour entrer au Conservatoire, à Rome.

1995. Mort de son frère Dario dans un accident.

2000. Mort de sa mère. Elle arrête le théâtre, rentre à Palerme.

2007. “Cani di bancata” (“chiens de rue”), sa dernière pièce sur la
Mafia, est montée en France (Maison des arts de Créteil, du 25 au 27
janvier).